Rama Yade : «L’Afrique a une grande histoire et un grand avenir»

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Bientôt de retour dans une émission sur Vox Africa, l’ex-secrétaire d’État française a rejoint la Banque mondiale. Aujourd’hui, c’est pour le continent qu’elle a décidé d’œuvrer.

 

Éloignée de l’arène médiatique depuis 2017, Rama Yade aura profité de ce silence pour mûrir ses projets et se retourner. Ses déceptions digérées – les législatives de 2012 et la présidentielle de 2017 –, elle est désormais prête à revenir devant les caméras. Sans totalement mettre entre parenthèses la politique, on la retrouvera dès la rentrée prochaine dans un talk-show consacré à l’actualité africaine qu’elle animera sur la chaîne Vox Africa. En attendant, la consultante à la Banque mondiale de Washington entend bien renouer avec le combat qui l’anime depuis toujours, celui des droits humains… toujours en Afrique. Toujours entre deux escales, c’est à Paris, à l’occasion du gala annuel Bridge The Gap – association luttant contre l’illettrisme en France et sur le continent –, que la native de Dakar s’est confiée au Point Afrique.

Le Point Afrique : Travailler pour l’Afrique, une évidence ?

Rama Yade : Oui, j’y ai passé les dix premières années de ma vie. Je n’ai jamais été indifférente à son sort. Pourtant, au cours de ma carrière politique, on m’a souvent reproché de ne pas m’intéresser aux Africains. Or, quand le continent souffre, je souffre ; quand il va bien, je vais bien. Mon engagement pour l’Afrique se concrétise aujourd’hui à travers deux sphères. La première est celle de l’enseignement. Je délivre à Sciences Po Paris un cours intitulé « L’Afrique au centre du monde ». J’aime tellement enseigner que je vais doubler mes heures de cours l’année prochaine. L’Afrique a retrouvé sa centralité dans le monde. Il y a incontestablement un moment africain qui ne s’explique pas seulement par la croissance économique mais aussi par la planétarisation des enjeux africains, pour reprendre la pensée d’Achille Mbembe. À Washington, où je vis désormais, je travaille pour la Banque mondiale sur les questions relatives à la jeunesse, d’une part, et au handicap, d’autre part.

Pour aller jusqu’au bout de votre démarche africaine, avez-vous songé à rejoindre un organisme implanté sur le continent, par exemple la Banque africaine de développement  ?

J’avais envie d’expérimenter le rêve américain, de rebattre les cartes après dix ans de politique. Je suis en train d’écrire une nouvelle page, sur une feuille blanche. Je migre, car c’est ma vocation de traverser les frontières, quelles qu’elles soient. L’Amérique est un pays qui m’a toujours fascinée. À Washington, lieu du pouvoir mondial, je suis aux premières loges pour comprendre comment les choses du monde se décident. En France, les politiques se posent la question. De mon côté, j’essaie d’avoir une réponse. C’est une expérience exceptionnelle ! Je viens d’ailleurs d’être nommée senior fellow dans l’un des plus éminents think tanks américains, l’Atlantic Council. Le 22 mai prochain, je vais y modérer ma première conférence sur la République démocratique du Congo.

L’afro-optimisme ambiant n’est-il pas contre-productif ?

Ces dernières décennies, je crois plutôt que c’est un excès d’afro-pessimisme qui a nourri les préjugés sur un continent majeur. À l’heure où il entame un nouveau cycle de son histoire, il revient donc aux philosophes, aux journalistes, aux enseignants et aux poètes de raconter leur Afrique pour qu’elle ne se fasse pas malmener par des récits mortifères. En outre, sur les dix pays qui ont le taux de croissance le plus élevé en 2017, six sont africains. Le continent abrite 60 % des terres arabes. Selon la Banque mondiale, « l’Afrique pourrait être au bord d’un décollage économique, tout comme la Chine il y a 30 ans et l’Inde il y a 20 ans ».

Justement, quel regard portez-vous sur l’émergence africaine ?

La croissance n’est pas uniquement économique. Elle est aussi démographique. L’Afrique constituera un quart de l’humanité en 2050. Depuis la grande saignée de l’esclavage, l’Afrique perdait ses hommes et ses femmes. Désormais, elle est en croissance. Il y a derrière cela un enjeu de mobilité : à cet égard, des préjugés sont à combattre. Sur les quelque 29 millions d’Africains qui vivent à l’étranger, 70 % n’ont pas migré vers l’Europe. C’est à l’intérieur des frontières du continent qu’ils s’installent d’abord. Il y a aussi un enjeu d’urbanité : c’est en Afrique que les villes se rénovent avec les smart cities (NDLR : villes intelligentes utilisant la transition numérique pour améliorer les conditions de vie des habitants). Sur le plan économique, une classe moyenne de 350 millions d’Africains a émergé. C’est un immense marché qui s’annonce. D’autre part, le secteur de l’innovation ne cesse de se développer, les Gafa investissent en Afrique, notamment dans l’intelligence artificielle qui connaît une vraie dynamique en Afrique. Idem pour l’écologie, la révolution a lieu en Afrique. Ce continent, qui a une grande histoire, est en passe d’avoir un grand avenir. Cela a d’ores et déjà d’immenses conséquences sur la marche du monde.

Quel constat tirez-vous des révolutions ? Le peuple africain est-il prêt pour la démocratie ?

Ce qui s’est passé en Algérie et au Soudan dernièrement démontre une volonté farouche des Africains d’embrasser la démocratie. El-Bechir et Bouteflika sont partis, et pourtant le peuple est encore dans la rue. Il ne compte pas se faire voler sa révolution. Les populations veulent aller jusqu’au bout. C’est le signe d’une maturité démocratique. Plus personne ne pourra dire, comme je l’entends depuis toujours, que la soi-disant stabilité des régimes autoritaires est préférable à la démocratie. D’autres pays annoncent aussi leur désir d’ouverture, comme le Cameroun et la RDC. Tous ces pays sont d’ailleurs des continents à eux seuls, qui étaient très importants du temps des empires africains. Je suis satisfaite qu’ils sortent de leur invisibilité et qu’ils retrouvent leur place sur la carte du monde. Sans ingérence, il faut montrer que l’on est derrière eux, parce qu’ils font face à un appareil très répressif.

La question des droits humains continue d’être votre cheval de bataille…

Elle est ma matrice. Mon seul combat, c’est l’homme… et bien sûr la femme. J’ai été ministre des Droits de l’homme. C’était très dur, un combat solitaire. J’ai renforcé la charte contre le phénomène des enfants soldats, j’en ai fait adopter une autre à l’ONU pour la dépénalisation universelle de l’homosexualité, fait des droits des femmes la priorité de l’UE durant ces années-là. En France, en tant que ministre de la Santé et des Sports, j’ai lutté contre l’homophobie et le racisme dans les stades, pour les droits de la femme dans le sport féminin… Mais il y a eu des moments de grâce, comme le jour où j’ai remis à l’hôpital de Panzi, en RDC, le prix de la République française au docteur Denis Mukwege, aujourd’hui Prix Nobel de la paix, pour son action auprès des survivantes de violences sexuelles.

Justement, quel regard portez-vous sur la place des femmes en Afrique  ?

Historiquement, les femmes ont toujours eu en Afrique un leadership exceptionnel : des candaces en Nubie qui en sept cents ans fondèrent plus de pyramides que les pharaons d’Égypte en deux millénaires aux femmes de Nder qui s’immolèrent par le feu pour résister à l’invasion maure au Sénégal. Les femmes africaines ont un rôle que je n’ai jamais vu ailleurs. Ce n’est pas un hasard si elles sont en première ligne dans la révolution soudanaise actuelle. Il y a une historicité.

Les femmes africaines produisent aujourd’hui 80 % des denrées alimentaires et représentent 70 % de la force agricole du continent. Selon la Banque mondiale, la production agricole du Burkina Fasoaugmenterait de 20 % si l’on procédait à un échange des terres cultivées entre mari et femme. Autrement dit, les hommes travaillent moins – quatre-vingt-seize minutes de moins chaque jour. En Côte d’Ivoire, plus de 60 % des entreprises sont dirigées par des femmes. Au Rwanda, les femmes occupent 51 des 80 sièges de l’Assemblée nationale (27 % en France). Malgré ces chiffres, la femme africaine supporte beaucoup !

On la voit avec le bidon sur la tête, le bébé sur le dos, tout en travaillant sur les marchés… Ce n’est pas un poncif. On fait supporter à la femme africaine des souffrances que l’on n’imaginerait même pas faire endurer à une Suédoise. En France, ce n’est pas mieux. On voit les femmes, qui sont souvent co-épouses avec cinq ou six enfants, prendre le RER à 5 heures du matin direction La Défense pour aller faire le ménage chez les décideurs. Il est temps d’en finir avec ce schéma doloriste assigné à la femme africaine.

Quelles sont les solutions ?

Il faut des rôles modèles de femmes africaines enseignantes, chercheuses, médecins qui montrent aux jeunes filles que c’est possible. Pour cela, il est primordial de miser sur l’éducation. Au Sénégal, maintenant, les fillettes sont plus scolarisées que les garçons. Mais le bât blesse au collège quand les jeunes filles se marient. C’est là que l’éducation nationale doit intervenir et créer une véritable action pour lutter contre la déscolarisation.

Continuez-vous à vous intéresser à la vie politique française ?

D’où je suis, à Washington, la France me paraît toute petite. Mais, à mes yeux, elle reste grande et a la capacité de jouer un rôle original sur la scène mondiale. Mais le souhaite-t-elle ? Si les Français sont malheureux, c’est parce qu’ils déplorent le déclassement de leur pays, du 5e au 7e rang mondial. Une information qui est d’ailleurs passée sous silence depuis longtemps. La France ne maîtrise plus l’agenda international, qu’elle doit partager avec les pays émergents du Sud. Bertrand Badie l’avait très bien expliqué : l’entre-soi des puissances occidentales est désormais terminé, contesté.

La France fait face à de nombreuses critiques vis-à-vis de ses interventions militaires, de son action humanitaire, de sa domination linguistique, de sa politique migratoire, de son rôle en Afrique… Pourtant, ce pays représente 1 % de la démographie mondiale et devrait pouvoir peser sur la marche du monde. Mais, pour cela, la France doit aussi manifester sa présence aux côtés des peuples qui luttent pour leurs libertés. Elle doit promouvoir les libertés individuelles et collectives par un soutien aux mouvements de solidarité internationale, par un message et une action de paix.

De quoi avez-vous envie de témoigner pour l’Afrique ?

De l’homme, de la vie humaine. S’il y a bien un combat à mener, c’est celui de montrer que la vie d’un Africain compte autant que celle des autres. Des violences policières faites à l’encontre des Noirs au sort des migrants en Méditerranée et au Sahara, en passant par la prostitution des Nigérianes et les viols de guerre à l’est du Kivu (NDLR : RDC), on a le sentiment que la vie d’un Africain vaut si peu. Et que même une partie des Africains l’a intégré. Cela m’est insupportable. Tout cela est lié aux séquelles de l’esclavage. Tant que l’on contestera l’humanité de certains hommes sur cette terre, je ne dormirai pas tranquille. Raison pour laquelle je suis en mouvement, plus que jamais.

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