Lettre citoyenne: Le Sénégal, entre mutilations et confusion (Par Gallo THIAM)

Il n’y a pas si longtemps, notre société était contre toute forme de discrimination sociale et savait mettre en exergue nos us et coutumes qui étaient le reflet de notre culture dont la convivialité a fait du Sénégal : le Pays de la Téranga. Quelques soient les circonstances heureuses ou malheureuses, la solidarité était sans faille, et unissait dans toute épreuve les Sénégalais qui faisaient bloc avec sincérité et abnégation. L’empathie du sénégalais conjugué avec son goût de la fête et son sens élevé du partage était matérialisé et caractérisé par les associations qui se créaient par tranche d’âge. Preuve à suffisance que notre pays était jadis un havre de paix, par la douceur de vivre, repérable sous plusieurs angles, surtout quand nous faisions face à de profondes difficultés économiques et troubles sociales.
Aujourd’hui, force est de reconnaître que le pays est fracturé, et l’on semble vivre un temps nouveau, perdu sur un terrain inconnu où il est difficile de reconnaître les visages, encore moins de les identifier. Ce changement de génération et d’époque a modifié le caractère et la nature des hommes, des femmes, des jeunes aussi. Pratiquement, les relations se sont détériorées, dénaturées, les mentalités dégradées, au point de fragiliser les anciennes amitiés. La classe dirigeante a fondamentalement changé. Du coup, le pays est passé d’une inversion des valeurs à une décomposition de nos relations. La nécessité de comprendre ce changement de comportements implique que l’on sorte de notre somnolence complice pour aller au fond des choses.
En vérité, les sénégalais sont agacés et traumatisés dans leur grande majorité par la situation politique délétère qui les réduit entre foi et doute, mutilations et confusion. Il n’est guère de jour où l’on n’entend pas des écarts de langage, des injures publiques, des menaces, des violations de serments etc. Le plus horrible de ces tares, c’est d’entendre dire publiquement que untel n’est que le « gewël u président » avec une telle aversion qui laisse de marbre la majorité des Sénégalais dont rabaisser un semblable au rang de « moins que rien» ne les choque pas. La naissance de chaque homme est une histoire. Ici, nous attachons notre voix à celle de Djibril Tamsir Niane qui, dans une sorte d’exclamation indignée, vante à haute fréquence les « gewël » : « Ils sont la mémoire des hommes, eux qui donnent vie aux faits et gestes devant les jeunes générations, sans eux, les noms des rois tomberaient dans l’oubli ». Tout comme le Sénégal a son griot, la France eût, jadis, ses trouvères et ses troubadours, l’Allemagne, ses minnesänger et l’Ecosse ses ménestrels. N’est homme ébloui, celui qui, aux liens d’une tradition séculaire, est connecté à une gamme sublime de chants de bravoure empreints d’héroïsme par son griot de naissance, à la mémoire de ses aïeuls, et de goûter au plaisir des émotions intimes et immédiates qui y président.
Bref, dans le processus historico-culturel du pays, les sénégalais, indépendamment de leurs conditions matérielles ou sociales différentes, étaient condamnés à vivre ensemble, sans le moindre mépris de l’autre. Cette existence pacifique, symbolisée par une pirogue, regroupe les migrants dans un espace territorial de cohabitation restreint où ils devraient s’assurer de toutes les conditions de navigabilité, surtout en pleine tempête, entre peur et insécurité. Justement, ce mythe entourant la pirogue, « gaal gui », donne la dimension collective de notre aventure migratoire où la tension entre les politiques, face à la survie du Sénégal, risque de rompre les amarres. Nous avançons en direction d’un Iceberg dont la partie émergée nous est camouflée et la partie immergée insoupçonnée.
Cela dit, en substitution à la période contemporaine, il se donne en observation des déchirements, conflits et contradictions politiques qui sont quasi continuels, lesquels rendent la traversée en eaux troubles pas du tout rassurant, car pouvant faire chavirer la pirogue à tout moment. Ladite pirogue tangue de plus en plus comme si elle va aller à la dérive et nous faire perdre toute l’unité scellée au départ de ce voyage à hauts risques . La situation extrêmement tendue entre deux générations de politiciens (les anciens et les nouveaux), la défiance des populations, il est bien possible d’y inclure un médium culturel : le « cousinage à plaisanterie ». En effet, la morale sociale de ce particularisme exige de taquiner son « cousin », de s’en moquer vice versa, sans jamais altérer sa fonction sociale ; car son contenu humoristique et comique déteint toute atmosphère de froideur, d’indifférence, de dureté et d’insensibilité ; il est un ciment de l’unité sociale. Ainsi, dans la pirogue-métaphore, l’« esclave » haal pulaar, sérère, joola peut cohabiter avec son « maître », inversement, sans que personne éprouve de cette proximité une quelconque frustration ou humiliation. Tel dans un passé récent, où dans le camp des politiques, le « cousinage à plaisanterie » n’a jamais fait ombrage au sein de la vieille classe dirigeante, ni dans leurs relations ou dans la quête de pouvoir.
En référence aux acteurs politiques qui ont marqué notre histoire à travers des échanges soutenus par : le Président Senghor, le Président Mamadou DIA, Majmouth Diop (RIP), Me Abdoulaye Wade « Laye Niombor », Abdou Diouf « M. Moulin », Moustapha Niasse, Landing Savané « Borom carton rouge », Abdoulaye Bathily « Jalarbi », les regrettés Pr. Cheikh Anta Diop, Amath Dansokho, Cheikh Abdoulaye Dièye « Allahou Wahidoun », etc. Les hommes politiques d’aujourd’hui sont aux antipodes de ces illustres personnalités politiques qui devraient les inspirer et d’en faire un baromètre pour évaluer ce que furent leur rôle et leur influence par rapport à leurs engagements concernant la défense du Sénégal et de notre intégrité nationale dans un état de droit afin que chaque sénégalais se sente respecté et bénéficiaire d’une justice équitable dans la cité.
S’inspirer de ces périodes de luttes âpres, c’est mesurer aussi le chemin parcouru depuis l’État-parti unique à la naissance du pluralisme politique, pour sceller cette unité tant rêvée et aider les Sénégalaises et les sénégalais à traverser la tempête en cours où chaque citoyen éprouve le besoin de s’en sortir. Le génie sénégalais doit permettre de réaliser cet objectif qui est la quête de la stabilité du pays, socialement et démocratiquement, dans une atmosphère de liberté, et non dans une atmosphère de contraintes viciée par l’injustice, la peur et la persécution.