«J’ai le devoir, j’ai l’obligation de rendre compte»
Mansour Faye n’a pas l’air reposé. Dans son bureau à la sphère ministérielle de Diamniadio où il reçoit, entouré de son équipe, le ministre de l’Equité sociale et communautaire se montre les traits tirés et des poches sous les yeux. La fonction n’est pas de tout repos, surtout lorsqu’on est sous les feux roulants des critiques depuis que l’acheminement de l’aide alimentaire d’urgence, en réponse contre les effets économiques de la pandémie à coronavirus, a été confié à son ministère. Les lenteurs du processus n’ont pas arrangé les choses. Et aujourd’hui, deux mois jour pour jour après le lancement de la distribution, le ministre fait son bilan d’étape. Des bons points, d’autres moins bons, mais surtout le sentiment pour Mansour Faye d’avoir «relever le défi».
Pourquoi, deux mois exactement après son lancement le 11 avril dernier, la distribution de l’aide alimentaire n’est toujours pas effective dans les 14 régions du Sénégal ?
Le 25 mars, le Président a évoqué lors du conseil des ministres la décision de l’Etat de venir en aide à 1 million de ménages dans le cadre du programme de résilience économique et sociale doté d’un budget de 69 milliards de FCFA. En dehors des ménages du RNU (Registre national unique) qui sont 588 945, il existe une extension de 411 045 ménages, répartis au niveau de toutes les communes du Sénégal. La première phase du ciblage consistait à faire la stabilisation du RNU par l’architecture de l’organisation réalisée au niveau déconcentré à travers les gouverneurs, préfets, sous-préfets, maires, délégués de quartier, chefs de village… Ce processus nous a permis non seulement de stabiliser le RNU, mais de procéder aux choix des ménages de l’extension. Parallèlement, nous avons procédé à l’acquisition des denrées pour ce million de ménages. Chaque ménage recevra 100 kg de riz, 10 kg de sucre, 10 kg de pâtes, un paquet de 18 morceaux de savon et 10 L d’huile. Ce qui correspond à un montant de 66 000 FCFA environ pour chaque ménage. Le 11 avril, le Président a donné le top des opérations d’expédition vers l’intérieur du pays. A partir du 28 avril, nous avons procédé au lancement de la phase pilote au niveau de Dakar, département de Pikine, plus précisément à Guinaw rails Sud et Yenne dans le département de Rufisque. Une dizaine de jours plus tard, nous sommes allés à Kédougou procéder au lancement de la distribution, cela s’est poursuivi avec le tour des 12 autres régions du Sénégal pour les mêmes phases de lancement. Parallèlement, les mises en place se poursuivaient et aujourd’hui, à la date du 11 juin, deux mois après jour pour jour, nous pouvons dire que le bilan est satisfaisant. Il y a des régions qui ont déjà terminé les opérations de distribution comme Kédougou, Sédhiou, Ziguinchor et Kaffrine. D’autres sont à au moins 80 % du taux de distribution. Seules quatre régions n’ont pas beaucoup progressé : Thiès, Diourbel, Louga et surtout Dakar qui polarise à elle seule, le quart du volume. Même dans la région de Dakar, beaucoup de communes ont déjà terminé la distribution : Yenne, Sangalkam, Guinaw rails Sud, Dalifort, Pikine Nord, Cambérène et d’autres sont en cours. Globalement, si on doit tirer un bilan d’étape, nous pouvons dire que nous avons suivi un rythme assez important. D’autant plus que cette opération est de grande envergure et jamais réalisée au Sénégal. C’est 100 millions de kg de riz, 10 millions de litres d’huile, 10 millions de kg de pâtes, 10 millions de kg de sucre et 18 millions de morceaux de savon, sans compter la logistique. Nous pouvons dire qu’en deux mois de travail, le bilan est plus que satisfaisant.
Et pourtant, L’Observateur a fait, en début de semaine, le tour des régions pour s’enquérir de la réalité du terrain. Le constat est que les populations se plaignent encore de la lenteur de l’acheminement de l’aide alimentaire. Dans d’autres pays de la sous-région, l’aide a été acheminée sans grand bruit, la Côte d’Ivoire a même préféré l’envoi d’argent directement aux ménages précaires. Pourquoi au Sénégal, il a presque fallu la phase de « déconfinement » pour finir cette distribution ?
Il faut comparer ce qui est comparable. Si je prends l’exemple de la Côte d’Ivoire, elle n’a visé que les foyers qui sont dans le district d’Abidjan, environ 177 000 pour des cash-transferts. Si je prends l’exemple du Togo, ce sont à peu près 450 000 bénéficiaires pour un budget de 2 milliards 600 FCFA qui étaient visés. Donc les choses ne sont pas les mêmes. Le volume convoyé ici, est un volume important qui a nécessité 3002 rotations, si on prend des camions de 40 à 50 tonnes. C’est énorme pour un temps très court. Cela concerne la mise à disposition des produits à l’intérieur du pays. Je ne peux pas dire qu’il y a des lenteurs. Le travail est monstre, il est énorme pour un temps très court. Pourtant aujourd’hui, des régions ont terminé leur distribution et des ménages ont reçu leur kit alimentaire. Nous ne pouvons donc globalement pas parler de lenteurs. Nous avons eu effectivement quelques difficultés pour une denrée : les pâtes. Le Sénégal consomme annuellement en moyenne, 10 mille tonnes de pâtes. C’est ce volume que nous avons voulu donner aux populations en un temps record. La production locale ne fait pas autant. Une entreprise s’est engagée pour 2 000 tonnes, les 8 000 restantes étaient à chercher auprès de fournisseurs locaux. Difficilement, ces fournisseurs peinent à couvrir ce reliquat. Cela a occasionné ce que vous appelez des lenteurs au niveau de certaines localités, notamment, la région de Thiès, celle de Diourbel, Louga et même Dakar. Globalement, le processus de distribution se passe bien dans la plupart des communes et une fois la question des pâtes réglée, nos forces vont pouvoir terminer ces opérations. Je m’étais fixé la semaine dernière pour une quinzaine de jours mais, nous pensons pouvoir terminer cela avant la fin du mois de juin.
«On éprouve pas mal de problèmes pour trouver le reliquat sur les pâtes»
Quinzaine de jours ?
Je l’avais dit la semaine dernière, mais aujourd’hui, il me reste une semaine. Nous allons nous y atteler, mais la difficulté c’est qu’on éprouve pas mal de problèmes pour trouver le reliquat sur les pâtes et ça, ça ne dépend pas de notre volonté.
Pouvez-vous revenir sur les mécanismes que vous avez mis en place pour vous assurer que ce million de ménages concernés recevra l’aide dédiée ?
C’est un mécanisme qui a fait ses preuves. Nous nous sommes appuyés sur l’administration territoriale dans le cadre d’un Comité de supervision et de pilotage. Dans ce comité, il y a le commandement de légion, le commandant de zone, le commissaire urbain, le directeur régional de l’action sociale, le directeur régional du développement communautaire et les services déconcentrés. Autour du gouverneur, il y a un comité présidé par le préfet du département ou le sous-préfet de l’arrondissement. Autour de l’autorité administrative, il y a des chefs de service départementaux, les curés, les imams, les responsables des organisations de femmes, les responsables des organisations de jeunes, la société civile etc. Après le préfet ou le sous-préfet, il y a une entité autour du maire de la commune qui préside ce Comité de ciblage. Autour du maire, il devait nécessairement y avoir 3 conseillers de sensibilités politiques différentes pour une meilleure transparence. Il y a ensuite les organisations, le conseil de quartier, le chef de village… Tout ce monde autour du maire. En dessous du maire, il y a le sous-comité du ciblage présidé, soit par le délégué de quartier ou le chef du village. Dans les sous-comités de ciblage, nous avons les mêmes représentations d’imams, de curés, des organisations de femmes, de jeunes, directeurs d’école… Ce sous-comité de ciblage est le maillon le plus important de la chaîne parce que c’est une entité qui stabilise le RNU (Registre national unique) et procède aux choix des ménages selon leurs quotas, parce que chaque commune a reçu son quota par rapport à l’extension. Naturellement, c’est une cible d’un million de ménages. Pour les ménages qui auraient dû être enrôlés et qui ne l’ont pas été, le Président a trouvé une autre clé. Des communes vont suppléer éventuellement l’Etat en cas de constat. Mais globalement, il n’y a pas eu de réclamations particulières venant des populations, à part quelques localités comme Toubatoul. Le numéro vert (1212) aussi a reçu quelques réclamations, mais c’est très peu par rapport aux bénéficiaires. Nous pouvons en conclure que le ciblage s’est passé dans les règles de l’art.
Les fournisseurs ont-ils tous respecté leurs engagements ?
Pour le riz, tout le monde a respecté ses engagements. Le riz constitue le volume le plus important, 100 millions de kg. Tous les fournisseurs ont respecté leur engagement. Pour l’huile aussi. C’est vrai que certains ont profité des délais plus longs pour le faire mais ça a été respecté. Pour le sucre, les engagements ont été respectés, bien qu’il y ait eu quelques résiliations de contrat. Le savon, il n’y a pas beaucoup de difficultés parce qu’entre-temps, on a résilié pour certains et élargi pour d’autres. Aujourd’hui, le rythme de mise à disposition du savon se passe très bien. La seule difficulté que nous éprouvons présentement, c’est par rapport aux pâtes. Pour 10 000 tonnes, nous sommes à peu près à un peu moins de 6 400 livrées. Il reste près de 3 600 tonnes de pâtes à chercher. Nous peinons pour le moment à trouver ce volume. Pour ces pâtes, des fournisseurs s’étaient engagés sur l’honneur alors qu’ils n’en avaient pas.
«On a résilié 6 contrats»
Est-ce que des sanctions sont prévues pour ces entreprises qui trichent ?
Oui, théoriquement. Si nous suivons la logique, il se pourrait qu’il y ait des sanctions mais, je ne vais pas m’orienter dans ce sens. Ce qui est important pour moi, c’est de terminer rapidement la distribution. Si quelqu’un ne respecte pas ses engagements, nous faisons en sorte de trouver d’autres fournisseurs pouvant les respecter.
D’où vient alors la rumeur que votre ministère aurait servi quelques mises en demeure à des fournisseurs ?
Au départ, j’en ai servi. Ce n’étaient pas vraiment des mises en demeure, mais des courriers de résiliation. On a résilié au moins 6 contrats, d’autres ont reçu ce document, mais ont réussi à se rattraper. Je ne suis pas là pour jouer la police, c’était juste une manière de pousser à faire respecter les engagements.
Comment le ministère effectue le remplacement de ceux dont le contrat a été résilié ?
Il nous fallait rechercher nous-mêmes au niveau du marché, ceux qui étaient en mesure de nous fournir les denrées. Surtout sur les pâtes.
Guy Marius Sagna du mouvement Frapp/France Dégage et Babacar Diop des Forces démocratiques sénégalaises, ont saisi l’Ofnac pour une mauvaise gestion de l’attribution des marchés des denrées alimentaires. Etes-vous prêts à y répondre ?
Bien entendu. Je n’ai rien à cacher. Vous savez, les citoyens ont la possibilité de faire ce que les lois et les règlements leur permettent. Si demain, une telle entité m’interpelle, je répondrai. Je suis ministre en charge d’une mission bien définie. J’ai le devoir, j’ai l’obligation de rendre compte. Donc, au moment opportun, si une telle entité m’interpelle dans les limites de ses prérogatives, je répondrai.
Avez-vous reçu notification sur ces plaintes ?
Non, je n’ai rien reçu !
Ça vous embête que votre nom soit, à tort ou raison, associé à des scandales financiers ?
Je ne suis pas à l’abri des critiques, accusations, même fausses. C’est comme ça, c’est la position qui l’explique. De toute façon, je n’ai absolument rien à me reprocher. Et je ferais en sorte toujours d’être en phase avec les lois et règlements de ce pays. Mais je peux vous affirmer qu’il n’y a aucun scandale lié au processus d’acquisition et de transport des denrées.
«Contrairement à ce qui s’est dit, le transport a coûté en dessous de 2 milliards FCFA»
Le Président ne vous reproche pas le retard dans l’acheminement de l’aide alimentaire ?
Le Président me met une pression terrible que je répercute sur mes collaborateurs. Il voulait qu’on termine tout le travail en moins d’un mois. Mais c’était impossible. Le volume est important, il y a pas mal de contraintes dans la logistique. Cela peut prendre plusieurs jours, rien que pour la manutention, le déchargement des produits. Un gouverneur m’a déjà dit n’avoir jamais reçu autant de camions en un seul jour et qu’il était impossible de procéder à leur déchargement dans les délais. La manutention qui nous coûtait au début environ 750 FCfa la tonne, nous coûte plus cher aujourd’hui, 2 000 à 2 500 FCfa la tonne. Ce sont des contraintes qui contribuent à l’allongement des délais. Mais le processus tire vers sa fin.
Combien vous a coûté la manutention ?
Je n’ai pas les détails, je donne les prix des grandes masses. C’est à peu près 136 000 tonnes de denrées à distribuer. Le transport se fait en deux phases : des fournisseurs aux magasins de stockage du Commissariat à la sécurité alimentaire, ensuite de ces magasins aux points de distribution. Ces deux phases du transport plus la manutention nous ont coûté moins de 2 milliards FCfa. En faisant jouer la concurrence, nous avons réussi à avoir de bons prix pour le transport. Il ne nous a pas coûté cher, contrairement à ce qui s’est dit.
Vous avez donné au moins un délai pour la fin de l’acheminement de l’aide alimentaire, alors que vous en êtes encore au bilan d’étape. Concrètement, quand en finira-t-on avec cette histoire ?
Si, dans les deux jours, on parvient à disposer des pâtes alimentaires, il ne restera que la région de Dakar. Tous les autres produits sont disponibles quasiment dans les autres régions. A Diourbel, Louga et à Thiès, les pâtes sont en cours de livraison. Mon problème, c’est Dakar. Maintenant, l’avantage de Dakar, c’est que nous acheminons directement vers les points de distribution. Si on règle la question des pâtes, ce sera terminé en une semaine.
Vous dormez combien d’heures par nuit depuis le début de cette opération ?
(Rires) Je dors ! Nous travaillons en parfaite sérénité, sans stress, sans pression. Bien que cette opération avec un volume aussi important, n’ait pas été planifiée. Avec la collaboration déjà de l’Armée pour tout ce qui est expédition, la sécurisation du convoyage avec la gendarmerie, la gestion des stocks avec le commissariat à la sécurité alimentaire, mes collaborateurs au niveau du ministère, nous relevons ce défi sans aucune pression.
Recueillis par AICHA FALL (IGFM)