Hissène Habré: de Sciences-Po au cachot en passant par «La Piscine»
Le 20 juillet, s’ouvre au Sénégal le procès contre l’ancien président du Tchad, Hissène Habré, accusé de crimes contre l’humanité, torture et crimes de guerre. Aboutissement d’une longue campagne pour la justice menée par les victimes, c’est aussi une première dans l’histoire juridiciaire de l’Afrique où le tribunal d’un Etat juge l’ancien dirigeant d’un autre Etat pour des violations des droits de l’homme. Retour chronologique sur le parcours du dictateur tchadien, de sa naissance jusqu’à l’ouverture de son procès à Dakar, en passant par ses années d’exercice brutal du pouvoir.
Ascension (1942-1982)
1942 : Naissance de Hissène Habré à Faya-Largeau, dans le nord du pays, à l’époque coloniale. Ses parents sont des bergers nomades originaires de la tribu nordiste des Anakaza («Gorane» en arabe).
1960 : Le 11 août, le Tchad accède à l’indépendance sous la présidence de François Tombalbaye. Deux ans après, ce dernier instaure le système de parti unique. Le jeune Hissène Habré qui montre de grandes dispositions pour les études, bénéficie, en 1963, de bourses d’Etat pour aller poursuivre sa formation à Paris. Il y fréquente l’Institut de droit public, Sciences-Po et la Faculté de droit d’Assas.
1966 : Pendant ce temps, la résistance s’organise au Tchad contre la dictature du parti unique et son règne de terreur. Dans un contexte de mécontentement montant et de révoltes, naît en 1966 le Frolinat, Front de libération nationale du Tchad, groupe d’opposition armée au régime du président Tombalbaye.
1971 : De retour au pays, Hissène Habré rejoint le Frolinat, mais les dissensions internes au mouvement de rébellion le poussent à prendre sa liberté et à créer, avec un autre nordiste, Goukouni Weddeye, le Conseil du commandement des forces armées du Nord (CCFAN), en guerre contre le pouvoir. Les deux hommes se font connaître des médias internationaux en prenant en otage, le 28 avril 1974, trois chercheurs occidentaux dont l’ethnologue Françoise Claustre. Ce coup d’éclat permet au duo de donner une visibilité à leurs revendications. La Française restera trois ans otage des rebelles dans le massif désertique du Tibesti.
1975-1982 : Le 13 avril 1975, un coup d’Etat renverse le président Tombalbaye. C’est le général Félix Malloum, à la tête du Conseil supérieur militaire (CSM), qui prend le pouvoir. Les sept années qui suivent la chute de Tombalbaye sont une période d’extrême instabilité. En 1977, Hissène Habré est nommé Premier ministre dans le gouvernement de Malloum avec qui il rompra, avant de devenir ministre de la Défense dans le gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) que dirige Goukouni Weddeye, suite à la chute de Malloum en 1979. Farouchement opposé au dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, dont il dénonce les visées territoriales sur le Tchad, Habré rompt, dès la fin de 1979 avec Weddeye, trop inféodé au régime libyen à son goût. Il prend le maquis et combat désormais son ancien allié. En novembre 1981, après le retrait des troupes libyennes venues prêter main-forte aux forces de Goukouni Weddeye, Habré reprend l’offensive. Aidées en sous-main par la France, ses troupes font victorieusement leur entrée à Ndjamena, le 7 juin 1982.
Dictature (1982-1990)
1982 : En octobre, Hissène Habré est officiellement investi président du Tchad.
1983 : La victoire des troupes du nouvel homme fort de Ndjamena n’a cependant pas mis fin aux conflits. Alors que les groupes d’autodéfenses dits « codos » s’organisent en rébellion dans le Sud, les forces de Goukouni Oueddeï, appuyées par les Libyens, lancent, en juin 1983, de nouvelles attaques pour reprendre le nord et l’est du pays. Entre août 1983 et novembre 1984, les troupes françaises se battent aux côtés des Tchadiens (opération Manta) pour repousser les rebelles qui, eux, bénéficient d’un soutien considérable des Libyens en moyens et en hommes.
1984 : Habré crée un nouveau parti unique, Union nationale pour l’indépendance et la révolution (UNIR), destiné à rassembler tous les Tchadiens, mais des troubles éclatent en septembre dans le Sud avec la rébellion des « codos ». La répression est brutale et sanglante. Les troupes gouvernementales massacrent de nombreux civils. Ces évènements, connus sous le nom de« septembre noir », sont le début d’une série d’abus massifs commis par Habré tout au long de ses huit années de pouvoir. Perpétrés par le biais de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) – la redoutable police politique du régime uniquement composée de membres du clan du président -, ces atrocités visent les groupes ethniques dont Hissène Habré percevait les leaders comme des menaces potentielles à son hégémonie. Il s’agit notamment des Sara et d’autres groupes sudistes, des Hadjeraï, habitants des montagnes du Guéra dans le centre du pays, et les Zaghawa, groupe ethnique du nord-est du Tchad et du Darfour soudanais. La sécurité présidentielle, garde prétorienne du président et corps d’élite de l’armée, était un autre pilier de la dictature.
1986 : Malgré la brutalité du régime, il est soutenu par la France et les Etats-Unis. Ces derniers considèrent Hissène Habré comme un rempart contre les visées expansionnistes de Kadhafi sur le nord du Tchad. Les Français et les Américains fournissent au dictateur tchadien une aide extérieure massive pour faire face velleités impérialistes du Guide libyen. Le 17 février, la France lance l’opération Epervier consistant à instaurer à Ndjamena un dispositif militaire de dissuasion.
1987 : L’armée de Hissène Habré remporte une victoire décisive sur les troupes de Kadhafi et libère la bande d’Aouzou occupée par les Libyens depuis 1973. C’est une terrible gifle pour Kadhafi et une grande victoire pour Habré. Le 14 juillet, ce dernier assiste à Paris au défilé traditionnel, placé à droite du président Mitterrand.
1988 -1989 : Au sommet de sa gloire, Habré triomphe au congrès de l’UNIR de novembre 1988. Il organise en décembre 1989 un référendum plébiscite pour faire approuver une Constitution taillée à sa mesure, alors que le système du parti unique reste toujours en place. Parallèlement, il doit désormais faire face à la dissidence de ses proches, dont leIdriss Déby (actuel président tchadien), son conseiller chargé de la Défense et de la Sécurité, Mahamat Itno, son ministre de l’Intérieur et Hassan Djamous, le commandant en chef de l’armée. Alors qu’Idriss Déby réussit à échapper à ses poursuivants, les deux autres sont arrêtés, torturés et exécutés. Habré se venge aussi collectivement sur l’ethnie Zaghawa à laquelle tous les trois appartiennent.
1990 : En novembre, soutenues par les Libyens et les Soudanais, les troupes d’Idriss Déby envahissent le Tchad et lancent une série d’attaques contre l’armée gouvernementale. Abandonné par ses alliés français qui ont décidé de rester neutres dans le conflit, Habré prend lui-même le commandement de ses troupes. Il est battu et doit prendre la fuite au Cameroun le 1er décembre 1990, non sans avoir vidé auparavant le trésor public de son pays. On le soupçonne d’avoir emporté dans ses bagages l’équivalent en francs CFA de plusieurs millions d’euros au taux de l’époque. Le dictateur déchu quitte le Cameroun pour s’installer au Sénégal où il vit depuis.
En attendant le procès (1991-2015)
1991-2011 : Dès 1992, une commission d’enquête tchadienne publie son rapport accusant le régime de Hissène Habré d’avoir fait régner la terreur pendant ses huit années de pouvoir qui a fait 40 000 morts. Le régime est accusé d’avoir pratiqué systématiquement la torture. La commission recommande que le dictateur déchu et ses complices soient poursuivis pénalement et que des réparations morales et symboliques soient accordées aux victimes. La justice s’est mise en branle le 27 janvier 2000 avec l’ouverture d’une information judicaire à Dakar contre Hissène Habré, après le dépôt d’une plainte par des Tchadiens et des organisations des droits de l’homme. L’ex-président tchadien est brièvement inculpé et placé en résidence surveillée. Mais le feuilleton judiciaire concernant l’inculpation de Habré connaît de multiples rebondissements sans que la justice puisse se pencher rapidement sur le dossier. Selon les ONG, le procès se serait enlisé à cause de la protection de politiciens et des confréries influentes dont bénéficie Hissène Habré.
2012 : Il va falloir finalement attendre l’élection de Macky Sall, en avril, pour relancer le processus judiciaire. Le nouveau chef de l’Etat sénégalais décide de suivre la recommandation de l’Union africaine (UA) enjoignant Dakar de « juger Habré pour l’Afrique ». Mais le Sénégal doit réformer son système judicaire afin de doter de moyens juridiques nécessaires pour juger Hissène Habré. En août, le Sénégal et l’UA signent un accord entérinant la création d’une juridiction spéciale pour juger l’ancien dictateur tchadien.
2013 : Les Chambres africaines extraordinaires (CAE) voient officiellement le jour le 8 février. C’est la première fois que la compétence universelle est mise en oeuvre sur le continent et la première fois qu’un pays est habilité à juger un dirigeant d’un autre Etat pour violation des droits de l’homme. Le 2 juillet, une instruction est ouverte à l’encontre de Hissène Habré et cinq de ses anciens proches pour « crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture ». L’ancien président tchadien est incarcéré fin juin. Les ONG et les associations ont joué un rôle majeur dans la sensibilisation de l’opinion publique aux atrocités commises par Hissène Habré lorsqu’il était au pouvoir, entre 1982 et 1990. En témoigne l’ouvrage de 714 pages consacré au règne de terreur de Habré qu’a publié en décembre 2013 Human Rights Watch. Produit de treize années de recherches, La Plaine des Morts rappelle que « Habré n’était pas un dirigeant distant qui ignorait tout des atrocités massives perpétrées en son nom » et qu’au contraire il « dirigeait et contrôlait les forces de police qui torturaient ceux qui s’opposaient à lui ». L’ouvrage revient aussi sur « La Piscine », la Bastille redoutée de Hissène Habré où les détenus mouraient sous la torture et les mauvais traitements, mais aussi de malnutrition et de maladies dues à la surpopulaltion carcérale.
2014 : Inquiet de voir les CAE étendre leur enquête aux complices de Hissène Habré, le gouvernement tchadien accélère l’instruction du dossier des présumés complices de l’ancien dictateur. Les autorités s’inquiètent de voir le président Déby ,qui était l’un des proches conseillers de Habré et à ce titre impliqué dans les événements de « Septembre noir », mis en cause par les juges de Dakar. Le 14 novembre, s’ouvre à Ndjamena le procès de 21 anciens agents du régime de Habré. Ils sont accusés d’assassinat, torture, séquestration, détention arbitraire, coups et blessures et actes de barbarie. Le verdict est prononcé le 25 mars 2015: 20 accusés condamnés aux travaux forcés, 4 acquittés et abandon de charges pour 4 personnes présumées décédées.
2015 : Le 13 février, les juges d’instruction des CAE de Dakar annoncent qu’il y a suffisamment de preuves pour que Hissène Habré soit jugé pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et torture. L’accusé est renvoyé en jugement aux assises dont la première séance est prévue le 20 juillet. La Cour sera présidée par Gberdao Gustave Kam du Burkina Faso, ancien juge au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). « Il aura fallu vingt-quatre ans pour en arriver là, mais la justice a fini par rattraper Hissène Habré », a déclaré Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch, et qui travaille avec les victimes des atrocités perpétrées par le régime dictatorial de Hissène Habré.
Source: Les grandes lignes de l’affaire Habré, par Human Rights Watch. 27 avril 2015.
RFI.FR