Détourner, Payer, Repartir ? (Par Hady Traoré)

Le rideau vient à peine de se lever sur ce qui s’annonce comme l’un des tournants judiciaires les plus attendus de ces dernières années. Après des mois d’attente, le parquet financier entre enfin en scène. Et il ne s’agit pas cette fois de simples effets d’annonce. La machine judiciaire s’active, les convocations pleuvent, les interpellations s’enchaînent. En ligne de mire : la gestion controversée des fonds destinés à lutter contre la pandémie de COVID-19.
Ce sont des milliards mobilisés dans l’urgence sanitaire, au nom de la solidarité nationale, qui sont aujourd’hui passés au crible de l’instruction. Et les noms qui surgissent ne sont pas ceux de petites mains. Ce sont des gestionnaires publics, des directeurs d’établissements, des figures du monde culturel et des opérateurs économiques, tous soupçonnés d’avoir profité de cette parenthèse tragique pour se servir dans les caisses de la détresse. La surprise n’est pas dans les arrestations elles-mêmes — car nul n’ignore que la décennie écoulée a charrié son lot de complaisances et d’abus — mais dans le mécanisme de leur libération. À peine écroués, les mis en cause retrouvent la liberté, parfois dans les 48 heures, après avoir versé des cautionnements que même un cadre supérieur du FMI ne pourrait assumer sans planification.
Et c’est là que le malaise s’installe. Pas tant dans l’existence de ces cautions, que dans leur fulgurante disponibilité. On évoque des dizaines, voire des centaines de millions. Des sommes sorties d’on ne sait où, par des individus dont les bulletins de salaire, même dopés à l’indemnité spéciale, ne peuvent justifier l’accumulation. La République semble redécouvrir ce que tout le monde savait déjà : certains tiroirs étaient pleins pendant que les respirateurs manquaient, pendant que des malades suffoquaient.
La justice fait son œuvre, dit-on. Mais à quel prix ? Et surtout, jusqu’où ira-t-elle ? Car cette valse des cautions donne à voir un étrange spectacle : celui d’un pays où l’on peut détourner, se faire prendre, payer pour sortir — et recommencer ailleurs. Un pays où la liberté provisoire coûte cher, mais pas assez pour dissuader le crime. La morale publique, elle, est restée en prison.
Mais plus troublant encore que la facilité avec laquelle certains retrouvent l’air libre, c’est la nature même des sommes mobilisées. Quand un individu, accusé d’avoir participé à la dilapidation des ressources publiques, parvient à consigner en quelques heures des dizaines de millions de francs CFA, ne devrait-on pas interroger la provenance de cette somme ? Ne devrait-on pas, au-delà de l’effet de la caution, déclencher une seconde enquête ? Car si l’argent volé revient pour racheter la liberté, alors nous ne sommes plus dans un État de droit, mais dans une foire cynique où l’impunité s’achète comptant.
On ne peut exiger de la justice qu’elle joue un rôle réparateur si, dans le même souffle, on lui demande de fermer les yeux sur l’origine de l’argent qui sert à solder provisoirement les délits. Une caution n’est pas une opération neutre : elle dit quelque chose du rapport qu’entretient l’individu avec l’argent, avec l’État, avec la loi. Et elle dit encore plus lorsqu’elle est versée avec une aisance déconcertante par des personnes qui, officiellement, ne roulent pas sur l’or.
L’indicateur est pourtant limpide : un écart manifeste entre les revenus officiels d’un mis en cause et les montants qu’il mobilise pour recouvrer sa liberté devrait alerter n’importe quel juge. Une caution ne saurait être une simple transaction administrative. Elle devrait être l’amorce d’une autre instruction, un signal judiciaire qui s’élargit : d’où vient cet argent ? Qui l’a débloqué ? Au nom de qui ? Et avec quelles garanties ?
Car si l’objectif est réellement de recouvrer les fonds spoliés, alors la justice doit se montrer plus exigeante et plus visionnaire. Accepter des cautions sans traçabilité, c’est avaliser l’idée que l’on peut voler l’État et négocier ensuite sa tranquillité. C’est convertir la justice en douane morale où chacun paie son passage, sans jamais remettre en question la légitimité de ce qu’il transporte.
Ce qui se joue ici dépasse la seule question des individus impliqués. Il s’agit de restaurer un principe fondamental : celui de l’égalité devant la loi. Or, rien n’est plus corrosif pour la cohésion nationale que l’idée — même implicite — qu’il existe deux justices : l’une qui enferme rapidement ceux qui volent un téléphone, et l’autre qui libère vite ceux qui détournent des millions. Ce deux poids deux mesures est une bombe sociale à retardement.
Le peuple sénégalais n’a pas simplement besoin que les fautifs soient arrêtés. Il veut que justice soit faite dans sa profondeur, dans sa cohérence, dans sa finalité. Et cette justice-là ne se satisfait pas de cautions, fussent-elles astronomiques. Elle exige la restitution complète, la transparence des origines, et surtout, la dissuasion par l’exemplarité. Sinon, ce sera encore et toujours la prime à l’impunité. Et demain, d’autres mains, plus habiles, plus discrètes, se chargeront de recommencer.
Et si ce vide juridique persiste — si la loi actuelle ne permet pas de tracer systématiquement l’origine des cautions ou d’en déclencher une instruction parallèle — alors le législateur devra, en urgence, s’en saisir. Car la justice, pour être juste, ne peut se contenter de réprimer les délits : elle doit aussi empêcher que ses mécanismes ne soient détournés à leur tour. La traçabilité des cautions, leur conformité fiscale et leur lien avec les faits reprochés devraient devenir des exigences légales, et non de simples soupçons moraux.
Il serait injuste de ne pas reconnaître l’élan actuel de la justice sénégalaise. Le fait même que ces dossiers sensibles, longtemps ensevelis sous des couches de silence et de calculs politiques, soient aujourd’hui remis à l’instruction constitue une avancée majeure. En décidant de mettre au clair la gestion des fonds COVID, en interpellant des figures que l’on croyait inaccessibles, la justice envoie un signal que le peuple attendait depuis des années : celui d’un réveil institutionnel, d’un sursaut d’intégrité, d’une volonté d’assainir sans regarder le rang, l’entourage ou le passé.
Ce sursaut, il faut le saluer. Mais il faut aussi l’amplifier. Car ce n’est qu’un début. L’opinion observe, espère, parfois doute — mais elle suit. Et elle attend que cette dynamique ne s’arrête pas à la surface des procédures. Elle veut voir une justice qui ne s’arrête pas aux cautions, mais qui va jusqu’au bout de l’exigence républicaine : retrouver les fonds, sanctionner les fautes, décourager les récidives, et réconcilier la nation avec l’idée qu’il existe encore une frontière entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas.
Hady TRAORE
Expert conseil-Gestion Stratégique et Politique Publique- Canada