Poème pour Thiaroye 44: Pour chanter les tirailleurs noirs (Amadou Lamine Sall)
Vous avanciez les pas dans les pas des ancêtres qui n’avaient jamais eu peur
vous avanciez tenant ferme dans la main la mémoire d’un continent solidaire
vous avanciez le devoir plein le cœur
le courage vaste comme la savane
vous avanciez la dignité protégée comme le dernier grain
vous avanciez le front haut la tête droite la gorge sans tremblement
la voix claire comme le ciel après l’orage
le poignet leste la main adroite l’index apprivoisant la gâchette
le poing sûr dans la force des muscles
vous avanciez venus du Sud par une longue mer un océan sans fin
vous avanciez partis d’Afrique vers la France en larmes
la France vaincue par les armes mais debout par le cœur
vous avanciez pour relever la France qu’on courbait mais rebelle
la tenir debout face à la force de l’occupant
la haine de l’occupant la folie de l’occupant
vous dont la France avait occupé les terres jusqu’aux lits de vos sœurs…
vous avanciez pour inventer une nouvelle fraternité
combattre la vermine qui recouvrait de son manteau de sang l’Europe
vous avanciez tirailleurs noirs soldats invincibles au courage imparable
vous avanciez indomptables au combat
ne cédant ni un pouce de campagne ni un pouce de plage
vous avanciez plus téméraires que mille lions affamés
terrifiant dans le jour terrifiant dans la nuit
vous avanciez portant la France au fronton des héros
vous avanciez dans la boue vous avanciez dans les épines
vous avanciez dans la soif un brin de pain taché de sang dans la bouche
vous avanciez courant contre le vent et insoumis sous la grêle
la neige et le froid dans le corps mais le soleil et la rage dans le fusil
vous avanciez sur l’ennemi fourmis et éléphants noirs éclatant tous les barrages
vos assauts étaient pareils aux typhons
vos cris de guerre crevaient les tympans des ennemis
vous avanciez telle une émeute de panthères la baïonnette imparable
ceux qui tombaient se relevaient cent fois pour cent ennemis décapités
vous avanciez enjambant des camarades percés comme des tamis
et ceux qui finissaient par tomber ne poussaient aucun cri
vous avanciez ils reculaient
et quand enfin vous mettiez un genoux à terre la tempe éclatée
votre cri à la mort était si fort que l’ennemi en abandonnait ses canons
Voilà que le malheur de la France était votre malheur
la peur de la France votre peur les larmes de la France vos larmes
le deuil de la France votre deuil
voilà que les tombes des frères d’armes de la France étaient vos tombes
les orphelins de la France vos orphelins
voilà que le drapeau de la France tenait debout sur vos épaules
vos épaules déchiquetées mais le drapeau debout
debout dans la nuit du sang debout dans le jour de gloire
debout dans vos mains sans doigts
drapeau debout entre vos dents quand vous n’aviez plus de bras
debout dans vos intestins quand vous aviez vidé jusqu’à vos dernières veines
le drapeau de la France debout dans vos coeurs même quand ils ne battaient plus
et dire que ce drapeau a osé compter ses euros pour ses libérateurs….
ce drapeau bleu blanc rouge et qui n’a été rouge que pour vous
rouge comme le retour à la maison avec rien que des
médailles à mettre dans la marmite rouge d’injustice rouge d’iniquité
Gloire à vous tirailleurs noirs beaux comme le soleil après la pluie
gloire à vous qui avez étendu sur l’Europe le chant des fraternités d’armes
depuis les plages glorieuses de Normandie les champs d’Indochine de Verdun
à vous tirailleurs qui vous vouliez de toutes les couleurs
et à qui on a voulu conférer que la couleur de la nuit
votre sang versé fut telle une mer où pouvait naviguer leurs pétroliers
la beauté chaude de vos visages levait le brouillard
vos sourires des lampes qui éclairaient les sombres tranchées
et le pays noir qui vous habitait vous faisait prendre les bataillons ennemis
comme des troupeaux d’oiseaux et à qui un oiseau peut-il faire peur ?
Vous avez relevé le visage blanc de votre Blanc frère d’arme
posé votre fusil sur l’herbe humide comme vos yeux en larmes
déchiré vos manches pour des bandages
ôté votre ceinturon pour un garrot
vous teniez sa tête d’or rouge contre votre poitrine
la tête blonde de sang de votre camarade blessé
vous vous êtes assis dans l’eau puante
vos genoux des coussins de soie pour sa tête en flamme
les balles vous empruntaient des morceaux de chair vive sans un cri
vous teniez entre vos mains noires le visage blanc de votre frère d’arme
vos yeux ne quittaient pas ses yeux clos comme pour lui passer la lumière
vous lui parliez pour que le sommeil de la mort ne le recouvre
voix douce dans le tam-tam des canons où personne ne danse
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assis vous teniez entre vos mains le visage blanc et blême de votre frère d’arme
il vous fallait le relever le faire vivre jusqu’à la prochaine colonne de feu
il vous fallait le porter jusqu’à l’aube entre mines et barbelés
et la route était longue et sinueuse l’ennemi éveillé et adroit
le ciel froid la terre gelée gorgée de glace
l’horizon illisible le vent mauvais
le corps comme un camion en panne à pousser dans la boue
mourir mais mourir à deux mourir ensemble fraternels
mourir la main dans la main le sang dans le sang
car il est bleu blanc rouge le sang du tirailleur noir comme
le sang du frère d’arme au visage blanc comme l’alcool de riz
c’est l’Afrique dans le lit de l’Europe
l’Europe dans la case de l’Afrique
continents aux mêmes paupières ceints par le même bandeau
rassemblés dans la même nuit de la mort
nourris de la même greffe peau contre peau
veines contre veines peur contre peur
espérance contre espérance et dans les yeux le même lever de soleil….
Au-delà du temps et des blessures
les années sont passées depuis sans rien effacer du miroir de la mémoire
les âges ont recouvert l’éclat des yeux et gelé la sève des jambes sans
rien éteindre de la flamme des amitiés brûlantes comme
le silex du premier jour de combat
les souvenirs sont flambant neufs
les joies partagées encore en fleurs jamais fanées
les morsures de jadis couchées dans les mêmes corps
déclinées à la même douleur conjuguées au même temps des lames
vos lettres leurs lettres sont arrivées en piano kora violon et khalam
vos encres étaient de la sève des pommiers des baobabs et des palmiers dattiers
c’est le temps de vous saluer ô tirailleurs noirs
vous dont nous nous nourrissons des fastes récoltes et pas un fruit ne manque…
Mais quelle langue pourra donc vous chanter ?
Quelle poitrine pourra donc contenir votre mélodie ?
Quel diamant pourra donc rendre l’éclat de vos sacrifices ?
Ô tirailleurs noirs nos remparts à toute soumission
nous vous avons loué seul
et le bois est resté sec
nous vous avons glorifié seul sous tous les temples
et le bois est resté sec
nous avons offert vos noms seuls à l’histoire
et le bois est resté sec
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nous avons peint Demba aux couleurs du soleil et déboulonné Dupond
et le bois est resté sec
ô tirailleur noir c’est quand on nomma ton camarade Blanc
et le nom de la France glorifié à côté de ton nom
que le bois sec s’est couvert de fougères et s’est mit à fleurir…
Laissez vos enfants noirs et blancs vous chanter vous danser ensemble
pour que jamais plus la nuit ne tombe sur vos pages de sang bleu…
A la fin du jour à la fin des chemins rocailleux
aux confins des amertumes et des deuils inscrits dans la chair
par-dessus la reconnaissance jetée par bâbord
par-dessus la France oublieuse mais fraternelle
sous l’accolade indélébile du camarade de La Charité sur Loire
à la poignée de main vibrante du frère de Marseille
vous avez tissé de vos mains noires du ciel à la terre
une fraternité humaine qui jamais ne s’éteindra
Gloire à vous tirailleurs noirs
gloire à vous les étoiles du jour
sur qui aucun soleil ne se couche
Amadou Lamine Sall, poète, Président de la maison africaine de la poésie
Internationale –MAPI- / Lauréat des Grands Prix de l’Académie française
+221 77 638 73 11 / salladoulam@gmail.co