« Présidentielle 2024 au Sénégal: La leçon de Dakar» (Marwane Ben Yahmed)

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Malgré les scénarios du pire échafaudés par les Cassandre de tous horizons, nous avons assisté au Sénégal à une troisième – et flamboyante – alternance démocratique riche d’enseignements. Sacré Sénégal ! Inquiétude, violence, manipulation, corruption, dérive dictatoriale, fraude annoncée : tout a été dit, écrit et prédit, surtout le pire, à propos de la présidentielle de ce 24 mars. Et il faut reconnaître que les principaux acteurs, tous bords confondus, n’ont guère ménagé leurs efforts pour alimenter nos craintes. Résultat : malgré le sentiment d’avoir frôlé moult fois le bord de l’abîme, nous avons assisté à une troisième alternance et à une leçon pour tous ceux, et ils furent nombreux, qui se sont échinés à moquer les Sénégalais, alors que personne ne leur arrive à la cheville en matière de transparence électorale et de vigueur démocratique. L’élection de l’opposant Bassirou Diomaye Faye, dès le premier tour, avec 57 % des voix, selon des résultats pour l’instant officieux et un taux de participation qui ferait pâlir d’envie l’Afrique francophone, l’atteste. Le fair-play du candidat du pouvoir sortant, l’ex-Premier ministre Amadou Ba, qui a appelé Diomaye Faye avant même l’officialisation de sa victoire pour le féliciter, aussi. Cette élection, celle d’un illustre inconnu tout juste sorti de prison, simple remplaçant de l’Ovni politique qu’est Ousmane Sonko, devrait inciter les démocratico-sceptiques à réfléchir : vouée aux gémonies par réelle conviction mais aussi parfois par paresse intellectuelle à chaque crise politique ou coup d’État, la démocratie n’est pas fautive. L’Occident, qui prétendument nous l’imposerait, non plus. Et le culte du sauveur en treillis n’est guère la panacée. Abdou Diouf et Abdoulaye Wade s’étaient heurtés au même problème C’est parce que les principes directeurs de ce système politique sont constamment foulés aux pieds que cela ne fonctionne pas ou pas assez sur le continent. Les Sénégalais viennent de le démontrer, avec éclat. Ici, impossible de faire dire aux urnes autre chose que ce que les citoyens ont exprimé. Ici, les institutions, comme le Conseil constitutionnel, jouent leur rôle et ont le dernier mot, fût-ce en contrariant le palais présidentiel. Ici, les militaires restent dans leurs casernes et ne se préoccupent que de sécurité. Ici, être président ne signifie pas que l’on a forcément raison et que l’on n’a de comptes à rendre à personne. Ici, enfin, on peut décider d’affronter la toute-puissance de l’État et finir par l’emporter. Cela ne date pas d’aujourd’hui, et ce n’est pas tant une affaire de nouvelles générations ou de réseaux sociaux que de culture et donc d’éducation. Abdou Diouf et Abdoulaye Wade se sont heurtés au même « problème » : si les Sénégalais ne veulent plus de vous ou de vos dauphins désignés, malgré votre puissance financière et institutionnelle, malgré vos élus locaux, vos députés, vos « grands électeurs » soi-disant acquis à votre cause, votre influence supposée sur l’administration ou les corps intermédiaires, la seule issue est… la sortie. Le bilan de Macky Sall est loin d’être infamant Sur le plan intérieur, au-delà de ce qu’incarne le modèle sénégalais et de sa résilience, la présidentielle de ce 24 mars est riche d’enseignements. Le premier d’entre eux, c’est l’inextinguible soif de changement des électeurs. Le bilan de Macky Sall est loin d’être infamant : il a été un grand bâtisseur, de l’avis même de ses opposants ou détracteurs, un réformateur aussi, et a su installer son pays sur la scène internationale à une place supérieure à celle que son poids économique ou démographique laissait augurer. Mais cela n’a visiblement pas suffi à convaincre les Sénégalais de miser sur la continuité. L’issue aurait-elle été différente si lui-même avait été candidat ? Nous ne le saurons jamais. Ce qui est clair, en revanche, c’est qu’il a commis trop d’erreurs pour qu’Amadou Ba puisse espérer échapper à l’aggiornamento réclamé par la majorité de ses concitoyens. Les couleuvres avalées par Amadou Ba Du cas Ousmane Sonko, l’adversaire honni – géré comme une patate chaude, sans stratégie précise et argumentée pour l’éliminer du jeu politique –, au casse-tête Karim Wade, véritable pompier pyromane de cette élection dont il a provoqué le report, en passant par les luttes intestines qu’il n’a pu ou voulu circonscrire dans son propre camp, le chef de l’État a vu son pouvoir et son influence se diluer jour après jour, et son image largement écornée. La mission était déjà compliquée par nature, mais la mise sur orbite tardive pour ne pas dire alambiquée d’Amadou Ba et, surtout, les mille et une couleuvres qu’il a dû avaler à la tête d’une coalition qui a tout fait pour saborder sa mission ou, au mieux, s’est contentée du strict service minimum, lui promettaient un échec. Aucun autre membre de BBY, dans ces conditions, n’aurait d’ailleurs fait mieux que Ba… Reconnaissons toutefois au chef de l’État sortant, comme l’a fait son futur successeur le 2 avril prochain, qu’il a « permis de garantir un scrutin libre, démocratique et transparent », ce qui n’est évidemment pas rien par les temps qui courent. Exit Khalifa Sall et Idrissa Seck La victoire de Bassirou Diomaye Faye face au candidat de BBY n’est cependant pas qu’un camouflet infligé au pouvoir. Les adversaires historiques de Macky Sall devraient même avoir la décence de ne pas se réjouir de l’échec de son projet. Car c’est une claque magistrale pour toute la classe politique traditionnelle, n’en déplaise à ceux qui plastronnent en se faisant passer pour des faiseurs de roi, Karim Wade en tête, lui qui n’a fait que voler au secours de la victoire, confortablement calfeutré dans sa villa de Doha, ou à ceux qui vont tenter de monnayer leur soutien, faisant mine d’ignorer que le Pastef n’en avait guère besoin. Au moins Amadou Ba peut-il se consoler en se disant qu’il pèse un peu plus de 30 % des suffrages. Les 17 autres candidats se partagent les 12 ou 13 % restants, c’est-à-dire rien, ou presque. Khalifa Sall ne peut que constater qu’il n’est qu’un nain électoral, et Idrissa Seck que sa stature d’antan appartient aux livres d’histoire. Sur le nouvel échiquier politique, ceux qui s’imaginaient roi, reine, cavalier, voire fou ne sont plus que de modestes pions, et encore… Que va donner l’attelage Diomaye Faye-Sonko ? Et maintenant ? Personne ne sait vraiment ce que sera le Sénégal du Pastef. Ni ce que donnera l’attelage Diomaye Faye-Sonko, même si l’on peut s’attendre à d’inévitables turbulences quand les affres du pouvoir titilleront les égo. Seront-ils aussi patriotes, intègres et réformateurs qu’ils le prétendent ? Incarneront-ils, au contraire, ces extrémistes conservateurs, populistes et sans envergure que décrivent leurs contempteurs ? Prôneront-ils l’apaisement et la réconciliation ou préfèreront-ils céder aux sirènes de la vengeance ? Bref, seront-ils à la hauteur des immenses attentes des Sénégalais ? Nul ne peut le dire. Une chose est sûre, cependant : Sonko et ses ouailles voulaient le pouvoir et l’ont conquis. Les Sénégalais souhaitaient la rupture, quitte à se lancer dans une aventure incertaine, ils l’ont obtenue. L’expérience mérite en tout cas d’être vécue, c’est l’essence même de la démocratie. Que les plus sceptiques se rassurent : si les premiers déçoivent les seconds, ils savent déjà à quoi s’attendre…
Marwane Ben Yahmed Directeur de publication de Jeune Afrique.

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