La gouvernance électorale au Sénégal: Entre le respect des instruments internationaux et communautaires et la prise en compte des particularismes nationaux
Dans une brillante contribution en date du 10 mars 2023 intitulée « Au nom du
droit fondamental du suffrage », l’expert électoral Ndiaga Sylla, dans sa
conclusion, invitait les acteurs politiques à «œuvrer à l’approfondissement de
la démocratie en faisant les concessions nécessaires en vue de la définition de
règles consensuelles et des élections crédibles, équitables, inclusives et
apaisées».
Un tel appel, à vrai dire, mérite d’être salué. Le climat politique préélectoral de
la présidentielle du 25 février 2024 traverse aujourd’hui de nombreuses zones
de turbulences. Notre écosystème démocratique est menacé de toutes parts
par les appels récurrents d’une certaine opposition radicale à la violence, à
l’insurrection, à la désobéissance civile, au non-respect des lois et règlements
qui constituent les fondamentaux de la République. En somme, il s’agit des
appels en direction de la jeunesse pour qu’elle se soulève et se révolte, en
semant le désordre et en jetant par-dessus bord les acquis les plus importants
qui ont contribué à bâtir et à forger la vitalité de la démocratie sénégalaise.
Pourtant, « l’exception sénégalaise », qui constitue l’une des identités les plus
remarquables de notre modèle démocratique, est un fait unanimement
reconnu, apprécié et magnifié dans le monde entier. Un seul mot la résume : le
dialogue politique et l’esprit de tolérance.
En parcourant d’un long regard le chemin de notre histoire politique, on
constate que le Sénégal a une culture électorale très ancienne. D’après certains
historiens celle-ci remonterait en 1848.
De l’indépendance en 1960 jusqu’à nos jours, la trajectoire électorale du pays
n’a pas été interrompue. Le pays n’a jamais connu de coups d’Etat militaire, et
les élections se sont régulièrement tenues, conformément au calendrier
républicain.
Une telle situation est due au fait qu’une des forces majeures de la démocratie
sénégalaise repose sur un système électoral au socle solide et robuste,
assis fermement sur un processus multi acteurs où la concertation permanente
est érigée en règle. C’est cela, incontestablement, la source de la respiration
démocratique sénégalaise, appréciée dans le monde entier.
Aujourd’hui, comme on peut le constater, des membres de la société civile et
quelques acteurs politiques pointent du doigt le régime en place et l’accusent
de violer des instruments juridiques de portée internationale et régionale. Si
certaines accusations méritent d’être prises en considération et relativisées,
d’autres par contre, sont dénuées de tout fondement.
Il est vrai que notre pays a ratifié une série de conventions et traités
internationaux et régionaux qui sont intégrés dans notre ordre juridique
interne. Les standards prévus dans ces instruments mettent en exergue le
suffrage universel, les principes d’égalité des suffrages entre les citoyens et la
non-discrimination.
Entre autres conventions internationales signées et ratifiées par l’Etat du
Sénégal, on peut citer notamment : + le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques du 16 décembre 1966 ; + la Convention sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre
1979.
S’agissant des instruments régionaux et sous régionaux, le Sénégal a ratifié par
exemple la : + la Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée
27 juin 1981 et entrée en vigueur le 21 octobre 1986.
juin 1981 ; + le Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne
Gouvernance additionnel au Protocole relatif au Mécanisme de Prévention, de
Gestion, de Règlement des conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité, du
10 décembre 1999 (CEDEAO) ; + la Déclaration des Principes Politiques de la
CEDEAO sur la liberté, les droits des peuples et la démocratisation, adoptée le 6
juillet 1991, + la Charte Africaine de la Démocratie, les Elections et la
Gouvernance, du 30 janvier 2007, signée le 15 décembre 2008.
Certes, les Etats qui ont signé et ratifié ces traités l’ont fait librement. Mais, le
grand problème qui se pose souvent, c’est leur applicabilité et leur mise en
œuvre en fonction de leurs réalités spécifiques.
Prenons l’exemple du parrainage lors de la présidentielle 2019. Comme chacun
le sait, sa mise en œuvre a suscité de nombreuses controverses au sein de la
classe politique. C’est ainsi que des partis de l’opposition ont adressé une
requête à la Cour de Justice de la Communauté Économique des Etats de
l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), pour contester le parrainage et demander sa
suppression.
Dans son arrêt du 28 avril 2020, l’institution communautaire a désavoué le
Gouvernement en ces termes :
« La Cour décide que les formations politiques et les citoyens du Sénégal
qui ne peuvent se présenter aux élections du fait de la modification de la
loi électorale [en 2018] doivent être rétablis dans leurs droits par la
suppression du système de parrainage, qui constitue un véritable obstacle
à la liberté et au secret de l’exercice du droit de vote, d’une part, et une
sérieuse atteinte au droit de participer aux élections en tant que
candidat, d’autre part. » (Arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO du 28
avril 2020.)
Le processus de filtrage des 87 dossiers de candidature déposés devant le
Conseil constitutionnel avait suscité une vague d’indignation. Les avocats
commis par l’Etat du Sénégal avaient, pour leur part, évoqué l’incompétence de
la Cour de haute juridiction de la CDEAO pour statuer sur le sujet, ainsi que
l’irrecevabilité de la requête, qui, selon eux « vise uniquement à remettre en
cause les lois votées par l’Assemblée nationale et les décisions du Conseil
constitutionnel, d’une part, et à amener la cour de céans à vouloir assurer la
police des élections présidentielles, d’autre part ». (Arrêt de la Cour de justice
de la CEDEAO du 28 avril 2020.)
Le système du parrainage, il faut le reconnaître, a posé beaucoup de difficultés
dans sa mise en œuvre à la présidentielle 2019. Il n y a pas eu de phase pilote
avant son application parce que les délais avant la tenue du scrutin ne le
permettaient pas, à cause du calendrier républicain. Mais, il n’en demeure pas
moins que sa mise en application était absolument nécessaire.
Pourquoi ? De mon point de vue, quatre (04) raisons justifient la mise en
application du système de parrainage au Sénégal.
1. L’inflation exponentielle du nombre des partis et le cycle très rapproché
d’élections : A la veille de la première alternance 2000, il y avait une
trentaine de partis politiques. Aujourd’hui, il y a près de quatre cents
(400) légalement constitués au Sénégal, sans compter ceux qui sont en instance
de légalisation au ministère de l’Intérieur. Il y a également le cycle très
rapproché des élections, en moyenne une (01) élection tous les trois (03) ans.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, aujourd’hui, il y a de nombreux acteurs
politiques qui suggèrent le regroupement des élections pour soulager le budget
de l’Etat, et rationaliser l’organisation des scrutins.
2. La dilatation extraordinaire du champ de la compétition électorale : De
1960 à 1980 seuls les partis politiques légalement constitués pouvaient
conquérir à l’expression des suffrages. A partir de 1981, avec l’avènement du
multipartisme intégral suite à l’arrivée au pouvoir du président Abdou Diouf, le
champ de la compétition s’est élargi. En plus, aux partis politiques, se
sont ajoutées les coalitions de partis, puis les candidats indépendants
pour certaines élections seulement, et plus tard, les candidats indépendants
pour toutes les élections. Il s’est produit un phénomène d’homogénéisation et
de démocratisation des conditions de participation aux élections. Dès lors,
chaque sénégalais pouvait désormais candidater aux élections, puisque la
définition du candidat indépendant dans le Code électoral est très
élastique : « celui qui n’a jamais milité dans un parti politique ou qui a cessé
toute activité militante depuis au moins un (01) an », (Voir. art. L.57)
3. L’inflation démesurée des listes en compétition : Pour les quatre (04)
dernières élections locales, il y avait 1150 listes en 2002, 1600 listes en
2009, 2709 listes en 2014 et 3300 listes en 2022.
Pour les législatives du 31 juillet 2017, il y avait 47 listes en compétition.
Quant à la dernière élection présidentielle du 25 février 2019, il y avait
139 candidats à la candidature déposés au ministère de l’Intérieur.
Grâce au filtrage, 87 dossiers ont été acheminés au Conseil constitutionnel
dont finalement 05 (cinq) seulement ont été validées.
Aujourd’hui, à moins de 10 mois de la présidentielle du 25 février 2024,
une trentaine de candidats à la candidature a déjà été annoncée.
4. Le coût des élections est très élevé sur le budget de l’Etat : Les élections
coûtent chères aux contribuables sénégalais. Si l’on sait que la présidentielle
2000 avait coûté à l’Etat entre 250 et 300 millions d’après les chiffres officiels,
on peut aisément deviner ce que coûtent les élections vingt ans après, en
raison notamment du renchérissement du coût de la vie.
En conclusion, il apparait à la lumière de notre analyse que les instruments
juridiques de portée internationale si importants soient-ils, ne sauraient faire
abstraction des conditions concrètes dans lesquelles sont appliquées et mises
en œuvre les lois votées par les parlements des Etats membres. Dans le cas de
notre pays, les lois électorales votées par l’Assemblée nationale, sont
opérationnalisées dans notre Code électoral, fruit d’un consensus entre les
acteurs politiques. C’est la raison pour laquelle, personne ne peut changer la
législation électorale de façon unilatérale, sans le consentement de tous les
autres acteurs du jeu politique.
Dakar le 30 mars 2023
Ousmane BADIANE , chargé des Elections
de la Ligue Démocratique ( LD).
Ousmanebadiane1@gmail.com