Abdoulaye Elimane Kane ou la mémoire dense de beauté
Plonger dans les mémoires de Abdoulaye Elimane Kane est un vrai délice, une véritable immersion littéraire au sens plein du terme. Récit autobiographique, le livre est aussi un formidable témoignage de l’histoire du Sénégal du XXème siècle, de la culture peulh et de la pensée philosophique africaine dans une démarche globale et plurielle. Un vrai délice donc !
Car au-delà des qualités esthétiques et littéraires, la voix de Abdoulaye Elimane Kane est truculente, profonde, universelle, drôle et jamais prétentieuse. Abdoulaye Elimane Kane nous entraîne sur le chemin de sa vie fascinante, de l’enfance à Dakar et sur les rives du fleuve Sénégal, puis de l’âge adulte, celui de l’université Cheikh Anta Diop jusqu’en France, une véritable épopée «nomade» qui nous offre des images vives de notre histoire, de notre culture.
Abdoulaye Elimane Kane possède de grandes qualités de conteur, l’histoire particulière qui est la sienne est aussi la nôtre tant il sait enrichir sa langue dans des détails qui nous emportent sur des terres lointaines mais pourtant si familières, celles de l’enfance, de la vallée du fleuve Sénégal, du Fouta Tooro, des quartiers de Dakar ou encore l’exploration des berges parisiennes, autant de lieux épiés et croqués avec une précision confondante. Tous les endroits que Abdoulaye Elimane Kane traverse, il les habite pleinement et les trace avec sa plume de belle manière, à la fois sensible, captivante et pittoresque.
Homme de lettres, de culture et de philosophie, Abdoulaye Elimane Kane sait rendre passionnantes toutes choses dans ce récit, alternant entre ses souvenirs personnels et une histoire plus vaste de plusieurs territoires, de cultures multiples qui appellent à une réflexion absolue qui est de déchiffrer la nature de l’être, cet humain incarné par son environnement, son éducation, ses initiations intimes, ses voyages, ses choix, ses doutes et ses joies. Tout est profondément humanité au cœur de ce voyage littéraire et sincère. Avec une étonnante facilité, Abdoulaye Elimane Kane aborde de nombreux sujets qui imprègnent la culture sénégalaise : la dynastie des familles, les rapports sociaux, la religion, les castes, la spiritualité, les croyances, les traditions ancestrales, l’héritage colonial, les valeurs de justice, la vie politique, puis plus largement le savoir, l’éducation, la transmission, la mémoire, autant de problématiques qui nous questionnent inlassablement.
Ainsi nous pouvons parcourir ce livre comme un guide pédagogique qui dit notre histoire, notre géographie, notre société avec une parfaite acuité, une intelligence fine et une élégance dans le style qui nous révèle la générosité du regard de Abdoulaye Elimane Kane.
Construit en deux parties, le récit est un formidable document qui nous permet de revivre les faits de l’histoire coloniale, de la période des indépendances et celle de notre société contemporaine. Si la première partie intitulée Le plaisir d’apprendre et d’enseigner, est tout un programme, où l’on suit les étapes de l’enfance, des études, de la vie universitaire et enseignante de Abdoulaye Elimane Kane, la seconde, intitulée Les chemins de la vie, s’attarde plus volontiers sur la réflexion philosophique et politique, longuement mûrie par l’âge et l’expérience. Encore une fois, la grande Histoire rencontre l’intérieur de l’homme et c’est une alchimie littéraire qui nous séduit totalement.
Le début de la seconde partie, consacrée au nomadisme «naturel» de Abdoulaye Elimane Kane et à la description des modes de déplacement au Sénégal, en Afrique, en Europe et en Asie sont comme autant de chroniques savoureuses du temps, des territoires explorés, de la société avec ses contradictions et ses tourments. En filigrane, il y est aussi question de son passé d’homme politique, de quelques aventures diplomatiques et d’échanges avec le vaste monde.
De ces nombreux déplacements qui forment comme des chemins de lumière sur la carte du globe, il reste un voyage que Abdoulaye Elimane Kane évoque avec délicatesse, c’est celui de la création littéraire. Il dit que le plus beau voyage reste celui de la pensée, de la fiction reconstruite à partir d’un réel fantasmé, de l’invention fondatrice des mondes, de ces terres inconnues qui se forment au gré de l’inspiration. Au fond, c’est aussi un récit qui possède des qualités poétiques car cette descente au cœur de notre culture, d’un temps qui a disparu, laisse des images symboliques dans notre regard de flâneur littéraire.
Pour le long chapitre consacré à la politique, là aussi nous nous retrouvons dans un moment d’histoire particulièrement vif, ponctué de faits détaillés qui permettent de mieux comprendre la vie politique sénégalaise et plus particulièrement la gouvernance de Abdou Diouf. De ses responsabilités ministérielles, Abdoulaye Elimane Kane dresse un portrait toujours honnête et enthousiaste révélant un homme portant infatigablement des valeurs de justice et le sens de la République.
La philosophie «sauvage» riche de 400 pages se termine par l’évocation de l’asthme chronique dont souffre Abdoulaye Elimane Kane et de ses nombreuses contraintes. Cela lui permet d’évoquer les frontières de l’inconscient humain entre le plaisir et l’ennui, le désespoir et l’euphorie, les racines et l’identité, la vie et la mort, l’histoire singulière et universelle des hommes.
L’univers littéraire de Abdoulaye Elimane Kane est si riche, si puissant que rien ne vous empêche de (re)lire ses ouvrages de fiction qui tracent aussi de très beaux et émouvants voyages.
Amadou Elimane KANE
Poète écrivain, enseignant chercheur
et fondateur de l’Institut Culturel Panafricain et de recherche de Yene
Philosophie « sauvage ». La vie a de longues jambes, éditions Sénégal L’Harmattan, collection Mémoires et Biographies, N°14, Dakar, 2014