APR: Nivellement par le bas ou phobie des têtes qui dépassent ?
Alors qu’on regrette aujourd’hui encore le divorce fatal entre Senghor et Mamadou Dia, alors que la dislocation du parti libéral en mille morceaux est encore fraîche dans les mémoire, l’histoire semble se répéter pour l’Apr.
Ceux qui sont habitués à revisiter l’inépuisable répertoire mythologique des Grecs, savent que la lutte pour le pouvoir a toujours desservi les alliés et servi les adversaires. De toute le temps, quand l’appétit du pouvoir devient insatiable et entraîne une rivalité fratricide, la conséquence a été l’anéantissement réciproque des frères de parti. Antigone de Sophocle nous fait l’économie de la tragédie qui frappe inéluctablement les frères qui entre-tuent pour le pouvoir.
On peut tirer une infinité de leçons de morale de cette tragédie, dont deux principales. La première est que le destin, en politique comme ailleurs, ne vient jamais seul, il y a toujours une part de responsabilité dans le destin qui nous frappe.
Qui pour dire à Mimi Touré, à Amadou Bâ, à Makhtar Cissé et aux autres qu’on ne grandit pas forcément en éradiquant toute grandeur devant soi ? C’est vrai qu’il peut paraître insensé de conseiller à des rivaux politiques de faire preuve de loyauté même dans l’adversité, mais sur le thème du pragmatisme politique proprement dit, ils devraient être suffisamment outillés pour comprendre que la rivalité entre frères de parti doit avoir des limites.
Dans Théorie du partisan, Carl Schmitt déclare « l’ennemi est notre propre remise en question personnifiée » : on ne peut pas dire le contraire en réfléchissant sur les contradictions qui sont en train de miner le camp présidentiel. On a comme l’impression que le pouvoir n’est plus seulement pour eux un objet de convoitise, il est devenu l’arme dont les protagonistes se servent pour mettre à mort leurs rivaux. Or la rivalité n’a ici d’autre justification que la projection de soi sur le visage d’autrui de ses propres ambitions. Vouloir pour soi ce qu’on ne veut nullement reconnaître aux autres, n’est certes pas un crime en politique, mais pousser cet égoïsme à l’extrême, c’est forcément s’exposer à une asthénie politique qui risque d’être le pain béni pour ses vrais adversaires. Or la main invisible qui tire sur les ficelles de la discorde n’est autre chose qu’une main amie, peut-être même celle qu’on a un jour tenue pour relever quelqu’un en détresse.
L’adversité politique ne doit pas se muer en inimitié, car en politique comme dans le sport, une victoire est la promesse d’une défaite et toute défaite bien intégrée est l’antichambre d’une victoire prochaine. Quand la fortune élève quelqu’un à une station que l’on convoitait avec détermination, la frustration est généralement inévitable, mais on doit se garder d’en faire une mine de haine. La plupart des hommes politiques ne peuvent pas comprendre que les choix du Prince se fassent en leur défaveur. Chaque promotion d’un camarade est vécu comme une décadence ou même une damnation personnelle. En politique comme dans l’amour, le déficit affectif est source de rupture de communication qui alimente un cycle infini de soupçon de trahison, de vengeance et d’infidélité. Il y a une sorte de synchronicité entre la promotion de certains cadres de l’Apr et la vague de vindicte populaire qui les poursuit ne relève pas du hasard.
Qui pouvait croire qu’Amadou Bâ pouvait se retrouver, quelques mois seulement après l’élection présidentielle pour laquelle il s’est presque surhumainement investi, dans une si mauvaise passe ? L’actuel ministre des affaires étrangères qui a longtemps été considéré comme le meilleur ministre des finances sous le président Macky est de plus en plus absent du débat national. Et ce, non à cause de sa posture dans le gouvernement, mais à cause des innombrables foyers de tension qui sont allumés sur son passage. Et là où le bât blesse, c’est que ce sont exclusivement des querelles politiques qui constituent l’essentiel des nuages qui menacent d’assombrir son avenir politique. Aura-t-il la patience, la discrétion conquérante et le génie, requis pour dissiper tous ces nuages ? L’avenir nous édifiera, mais on peut d’ores et déjà présumer qu’en tant que politique, il sait lire les signaux et transformer le chant de cygne en prémices d’un avenir politique maîtrisé
La meilleure façon en politique de se débarrasser d’un adversaire, c’est de le faire passer pour un ennemi du peuple, celui qui ment, extorque ou vole son peuple. Plus le préjudice subi par le peuple est en apparence énorme, plus ce dernier a tendance à y croire dur comme faire. De là vient la mauvaise posture qu’on les victimes de cette stratégie déloyale de mettre en place une ligne de défense cohérente et efficiente. Il n’y a pas de génie ou de héros qui puisse résister avec succès à des assauts dont il ne voit pas les auteurs. Un ennemi est d’autant plus redoutable qu’il est invisible : en se faufilant dans les labyrinthes qui vont des espaces du parti aux médias, en passant par le gouvernement et l’opposition, les comploteurs ont toujours une longueur d’avance sur leurs victimes.
Mimi Touré fait constamment l’objet d’attaques alors même qu’elle n’est plus directement dans l’appareil gouvernemental. Le plus intriguant dans ces « gémonies du Capitole » où sont exposés les potentiels aspirants au trône, c’est qu’elle vient davantage des membres du parti au pouvoir que de l’opposition. Cette dernière est à la limite assignée au rôle de broyeur de cadavre déjà exécutés à l’intérieur de la maison. La liquidation par presse interposée ne peut être effective que si le nom de l’adversaire à abattre est associé à un « crime » de dimension nationale. L’accusé devient la cible de tirs nourris provenant aussi bien de l’opposition, de la presse, que de la société civile.
L’académicien français Jean Dutourd a, dans une très belle formule, résumé cette sorte de malédiction qui s’abat fatalement sur tout homme politique : « Toute carrière politique, si triomphale soit-elle, a ses éclipses ». Heureux sont donc les hommes politiques qui comprennent que la politique est comme la mer : chaque marée haute annonce une marée basse. Son habileté sera jugée en fonction de sa capacité à savoir ce qu’il doit faire en temps de marée haute et ce qu’il doit faire en temps de marée basse. Car la politique ne souffre pas de congé : quelle que soit la conjoncture, il y a des actes à poser pour ne pas tomber dans l’oubli ou être la proie facile des prédateurs de toutes parts.
Il y a dans chaque parti, dans chaque organisation politique ou civile des préposés aux sales besognes. En faire des alliés est un couteau à double tranchant : il ne faut jamais contracter une dette envers la racaille, on finit toujours par devenir de la racaille politique. Car comme disait, avec beaucoup de dose sarcastique, Charles de Gaulle, la politique la plus coûteuse, la plus ruineuse, c’est d’être petit… Un homme qui s’élève en gravissant sans honte l’échelle des petites combines et des mesquineries aura tellement souillé son âme que même si le pouvoir lui tombait dans les bras, il manquerait d’éclat de charisme pour le gérer convenablement.
On ne peut pas, de façon catégorique, dire que tout ce vacarme qui poursuit Makhtar Cissé est artificiel et sans fondement, mais ce serait difficile de ne pas y voir une main politique sournoise. L’on nous rétorquera que c’est la logique de la compétition politique : soit on dévore soit on est dévoré. Mais quel intérêt de telles pratiques ont-elles pour la démocratie et, surtout, pour le pays ? Il n’a pas de gloire à remporter une joute dans laquelle on s’est arrangé pour n’avoir que des adversaires mutilés.
Pape Sadio Thiam
Journaliste, Enseignant, chercheur en science politique