Crise du débat public au Sénégal et propositions (Par Mamadou Diop ‘Decroix’)

Le processus de délitement du débat public (injures, diffamations, diffusion de fausses nouvelles, manipulation…) se poursuit et s’approfondit. Chacun a sa petite idée là-dessus mais beaucoup attendent qu’une solution nous tombe du ciel ce qui ne sera jamais le cas. L’Etat, premier concerné, ne peut détourner le regard et doit s’en occuper mais l’éradication du phénomène ne peut être exclusivement qu’étatique.
En tant que phénomène social, son éradication à terme ne passera que par de nouvelles mutations sociales à impulser. Nous avons en effet une société qui change à une vitesse accélérée. L’urbanisation rapide, l’explosion médiatique et les réseaux sociaux, articulés à la faiblesse de notre présence, en termes de contenus, dans la mondialisation des références culturelles, entraînent une recomposition des normes sociales avec un affaiblissement de nos propres valeurs traditionnelles de respect et de retenue. Sur ce terreau fertile vient se greffer un processus insidieux de politisation outrancière des identités. La société sénégalaise était et reste réputée pour sa stabilité et sa relative harmonie dues à des mécanismes intrinsèques très forts comme le brassage naturel des différentes communautés par les mariages, le cousinage à plaisanterie, etc. Cependant, aujourd’hui, les discours de haine nous préoccupent et nous inquiètent. Si nous en recherchons les fondements on les retrouvera pour l’essentiel dans la frustration sociale et économique. En effet, une partie de cette violence verbale peut être vue comme le symptôme d’une frustration généralisée, notamment chez la jeunesse. Le chômage, les inégalités sociales croissantes et le sentiment d’un avenir incertain peuvent provoquer une radicalisation du langage et une polarisation du débat. Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre avait déjà expliqué comment les frustrations économiques et sociales pouvaient se traduire par des formes de violence, y compris verbale. D’autres grands penseurs antérieurs ou postérieurs à Fanon sont parvenus à la même conclusion. Il s’y ajoute que les réseaux sociaux sont venus transformer la manière dont les débats se déroulent. La prise de parole y est accessible à tous sans distinction de naissance ou de richesse ou de connaissance. Les discours y sont plus directs avec la possibilité de l’exprimer de façon anonyme ce qui libère les propos les plus extrêmes et les plus violents. Tout ceci se déploie dans le contexte d’une crise du modèle traditionnel de régulation sociale. Les instances de légitimation (figures d’autorité) se sont éloignées du débat public depuis un certain temps ce qui peut aussi expliquer cette montée des tensions verbales. Le phénomène est donc transversal : crise économique, prégnance des réseaux sociaux, mutation des valeurs culturelles et recomposition des rapports politiques. La solution devrait donc être recherchée à travers un ensemble d’actions combinées. Aux côtés des politiques de résorption du chômage, du sous-emploi, de promotion de l’éducation etc… qui peuvent prendre un certain temps, une série de mesures conservatoires est nécessaire. Une régulation plus stricte des médias pourrait aider sans qu’il ne s’agisse d’enfreindre la liberté d’expression. Par exemple édicter des règles de modération plus rigoureuses sur les discours haineux et les insultes dans l’espace public. Dans la formation des journalistes prêter davantage attention à une éthique du débat et promouvoir des plateformes médiatiques plus équilibrées. Sensibiliser les jeunes aux dangers des fake news et de la manipulation politique. Le kersa, le weg mag ak wegante, etc. devraient être à nouveau promus. Il ne s’agit pas d’un retour nostalgique au passé, mais d’une actualisation de ces valeurs dans le contexte actuel en redonnant aux anciens et aux instances de légitimation un rôle plus actif dans l’éducation civique dès le plus jeune âge. La mise en place d’espaces de dialogue intergénérationnels pourrait également contribuer à éliminer l’antagonisme artificiel introduit par la notion d’alternance générationnelle. En Afrique c’est plutôt la convergence générationnelle qu’il nous faut cultiver où les jeunes peuvent apprendre des codes de respect et de tolérance sans se sentir étouffés.
S’agissant du discours politique, nous devons le refonder sur des bases plus saines. Une bonne partie du problème vient du fait que le discours politique au Sénégal (comme ailleurs) est devenu plus agressif et polarisant. Si les citoyens ont le sentiment que leurs idées comptent, ils seront moins enclins à exprimer leur frustration par la violence verbale. Au-delà des médias et de la politique, il faut repenser la manière dont les Sénégalais interagissent dans l’espace public.
L’État est au centre de cette transformation, car c’est lui qui a les moyens d’impulser les changements nécessaires, que ce soit par la réglementation des médias, la réforme de l’éducation, la promotion d’un discours politique plus sain ou la création d’espaces de dialogue inclusifs. Au fond, cette crise à laquelle nous sommes confrontés ne date ni d’aujourd’hui ni d’hier. Elle a accompagné la faillite de l’état néocolonial dont la vacuité idéologique, politique et sociale ne pouvait produire mieux. Sa vocation et ses ambitions ne portaient pas sur l’équilibre et l’harmonie d’une société où règnent la justice, l’unité et la cohésion. L’exemplarité des institutions et des responsables politiques qui incarnent l’Etat sera un aspect important au sens de l’influence positive que cela exerce sur le reste de la société.
Mais aux côtés de l’État doivent aussi se tenir les organisations citoyennes. Il faut une approche participative et inclusive pour la co-construction d’une stratégie d’éradication de cette crise du débat public. Les professionnels de l’Information et de la Communication (pour fixer des règles éthiques dans les débats), les leaders politiques (pour les responsabiliser sur leurs langage et comportements), la Société civile, etc. Il reste cependant entendu que tous ces compartiments et secteurs de notre pays sont confrontés, chacun en son sein, à une exigence d’auto-remise en cause et d’auto-ajustement. Cela pourrait déboucher sur une charte commune qui engagerait tous les acteurs.
Mener des campagnes publiques sur tous les types de médias et travailler avec les plateformes comme Facebook, Twitter, YouTube … pourraient constituer de puissants leviers dans la lutte.
En espérant que l’Afrique finira par acquérir son autonomie dans ce domaine digital (Intelligence artificielle) comme d’autres grandes puissances.